Le fantôme de l’armailli
- anne
- 26 janv. 2021
- 14 min de lecture
Le chalet d’alpage était situé là-haut, à l’ombre du Moléson. Ce sommet faisait la fierté des habitants de la région et attirait de nombreux touristes. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’un mystère avait fait régner la peur parmi ceux qui y avaient travaillé.
- Ma petite farfalanna, dit grand-père à Justine, à peine huit ans. Je vais te raconter une histoire qui s’est passée du temps où je n’étais encore qu’un bouèbe. Je travaillais comme garçon de chalet avec mon père et mon grand-oncle qui étaient armaillis au tsalè du Moléson. Tout l’été, ils avaient été d’une humeur épouvantable et n’avaient pas cessé de me gronder pour un rien. Ce que je ne savais pas, susurra grand-père sur un ton mystérieux, c’est qu’ils avaient peur !
Justine ouvrit de grands yeux, captivée par le récit de son papi. Il avait toujours plein d’histoires extraordinaires à lui raconter.
- En fait, une rumeur courait que le chalet était hanté par le fantôme d’un vieil armailli râleur. Voilà l’histoire telle qu’on me l’a rapportée.
« C’était la veille de la désalpe. Les vaches étaient toutes rassemblées à l’étable avant de redescendre en plaine. À chaque fin de la belle saison, c’était le même rituel : les bêtes étaient fleuries et on leur accrochait autour du cou les sonnailles dont les courroies étaient marquées des initiales de leurs propriétaires. Tous ces préparatifs afin qu’elles soient admirées lors de cet évènement qui faisait la fierté de tout armailli.
Louis, un des armaillis, était occupé à nettoyer Marguerite, la plus belle bête du troupeau. En reculant pour contempler le résultat de son travail, il s’encoubla au tabouret de traite et tomba en arrière.
- Danayon ! jura-t-il en se relevant. Qui a laissé traîner le boteku ?
Il se baissa pour s’emparer de l’unique pied du tabouret laissé à l’abandon mais vit avec horreur sa main le traverser et n’attraper que de l’air.
- Quelle est donc cette diablerie ? s’écria Louis en se frottant la tête.
Il essaya encore d’attraper l’objet, sans succès. Il finit par remarquer l’agitation des vaches et se retourna. Et devine ce qu’il vit là, par terre, ma farfalanna. Eh bien, il vit son propre corps allongé sur le sol, entre les culs des vaches et les boilles à lait. En chutant, il s’était brisé la nuque !
Certain d’être en train de faire un cauchemar. Louis se précipita dehors et aperçut le manoillon qui rangeait tout le matériel dans le char.
- Martin ! cria Louis. Il m’arrive une diablerie ! Faut venir m’aider !
Mais Martin n’entendait rien. Louis avait beau lui tourner autour et s’égosiller tant et plus. Rien à faire. Par contre le chien, lui, s’était mis à ronner et à aboyer, les poils du dos dressés.
Le manoillon, qui était plutôt lent d’esprit et du genre peu nerveux, finit par s’agacer du comportement du bouvier qui fila dans l’étable.
- Laisse donc les bêtes tranquilles ! s’exclama-t-il en le suivant précipitamment.
Il s’arrêta net en découvrant le chien qui reniflait le corps de Louis. Martin se précipita pour lui porter secours mais comme il n’arrivait pas à le réveiller, il courut alerter Paul et André, les deux autres armaillis occupés à ranger le chalet.
- Venez vite ! Le Louis a tiré une gamelle et il ne bouge plus !
Une fois devant le corps, ils ne purent que constater le décès de leur compagnon.
- C’est terminé pour lui ! grommela André pendant que Paul acquiesçait en silence d’un air navré.
- Ouê ! continua André. Terminé ses accès de mauvaise humeur. On n’aura plus à supporter son caractère de cochon.
Louis, qui les avait suivis, fut outré d’entendre ces mots. Un caractère de cochon ? Des accès de mauvaise humeur ? Comment osait-il ? Il regarda Paul qui continuait à hocher la tête sans émettre la moindre protestation, imité par Martin.
- Regarde-moi ces toyès incapable de me réveiller…marmotâ Louis avant de se mettre à crier. JE SUIS LÀ ! JUSTE DEVANT VOUS !
Il eut beau gesticuler, rien n’y fit. Il était tout simplement invisible à leurs yeux. Seul ce crétin de chien était capable de le voir.
- On va l’emmailloter avec des couvertures et le ramener dans le char, conclut André en sortant de l’étable. On ne peut plus rien faire pour lui de toute façon.
- Faites seulement ! enragea Louis en lui emboitant le pas. Vous pensez que c’en est fini du Louis ! Mais moi, je vais aller voir le curé de Gruyère. Lui, il saura quoi faire !
La désalpe eut lieu dans une ambiance particulière. La bonne humeur habituelle était ternie par le malheureux évènement qui avait endeuillé l’alpage. Pourtant, personne n’était vraiment triste. Le défunt n’était pas apprécié et il ne manquerait à personne.
Furieux par ce manque de considération, Louis accompagna le cortège en rouspétant tout au long du trajet. Personne ne le voyait, personne ne l’entendait. Sur son passage, les chiens grognaient et aboyaient.
- Sales bêtes ! Fichez-moi la paix ! vociférait l’armailli, impuissant à les chasser.
Une fois arrivé au village, Louis se rua vers le curé Moret qui bénissait les bêtes avant qu’elles ne regagnent leurs étables respectives.
- Monsieur le curé ! dit-il avec fébrilité. Il m’arrive une diablerie ! Vous devez m’aider! Dire une messe ou invoquer le Bon Dieu pour me ramener parmi les vivants. Je peux pas rester comme ça !
Louis était persuadé que prêtre avait le moyen de communiquer avec les défunts. Malheureusement pour lui, le curé Moret n’était qu’un homme comme les autres, et il n’entendit pas plus ses plaintes qu’André, Paul et Martin. L’armailli se lamenta, protesta, tempêta, rien n’y fit. De frustration, il voulut donner un coup poing contre le char mais ne réussit qu’à énerver le mulet qui fit mine de le mordre.
- Pauvre homme, se désola le curé aux armaillis. Mourir de cette façon, quelle malchance !
- Ouê ! Ben c’est le Bon Dieu qui l’a puni pour ses méchancetés, répondit André en haussant les épaules.
- Allons ! s’offusqua le brave curé. Mesurez vos paroles ! Ce n’est pas charitable de parler ainsi d’un défunt. À présent, emmenez-le à la chapelle mortuaire et priez pour son âme.
- C’est ça ! Prie donc pour mon âme ! grommela Louis en suivant le char qui s’ébranla sous le regard affligé du curé Moret.
Louis fut remué de se voir allongé dans la pénombre, vêtu de son bredzon du dimanche et de son capet, à peine éclairé par la faible lueur des cierges. Il n’était pas prêt à quitter son alpage ni ses vaches. Il devait trouver un moyen de réintégrer son corps.
Toute la soirée, Louis tenta d’attirer l’attention du curé, mais celui-ci était trop occupé à se remplir la panse et à lever le coude, invité dans les familles qui fêtaient la désalpe. Il regagna la cure tard dans la nuit, l’œil éteint et la démarche aléatoire. Louis se mit en travers de son chemin dans une tentative désespérée : il le traversa comme un courant d’air. Louis vit avec espoir le curé s’arrêter. Il vacilla d’avant en arrière, eut un hoquet et pouffa de rire avant de reprendre sa route d’un pas mal assuré. Louis poussa un cri de frustration. Le curé s’achoupâ à un pavé mal ajusté. Il se rattrapa de justesse au muret de l’église sur lequel il s’assit avec un long soupir qui se termina par un irrépressible haut-le-cœur.
Louis maudit le ciel devant un spectacle aussi calamiteux.
Le lendemain, lors de la messe d’enterrement, hormis le curé Moret, deux servants de messe et ses trois compagnons d’alpage, personne n’assista à ses funérailles. Louis savait qu’il n’était pas quelqu’un de sociable, ce fut malgré tout un choc de voir tous les bancs de l’église vide. Lorsque le cercueil fut mis en terre, il sut qu’aucun retour en arrière n’était possible.
Des semaines durant, il erra dans le village, cherchant tous les moyens possibles de signaler sa présence. Les chats se hérissaient et crachaient contre lui avant de fuir sur son passage. Louis essaya de faire résonner les sonnailles suspendues dans les habitations et la cloche de l’église sans réussir à provoquer le plus petit frémissement de leurs battants. Il tenta également de frapper aux portes et aux carreaux des fenêtres, sans plus de succès.
Cependant, Louis remarqua que lorsqu’il frôlait les vivants, ceux-ci avaient la chair-de-poule. Cette preuve que l’on ressentait sa présence lui redonna espoir et il se mit à suivre partout le curé Moret en espérant communiquer avec lui d’une façon ou d’une autre.
Après avoir terminé le souper préparé par Pauline, la bonne de la cure, le prêtre s’apprêtait à napper sa meringue de double-crème lorsqu’un courant d’air glacé le fit frissonner.
- Il fait drôlement froid ce soir, marmonna-t-il en se levant pour ajouter des bûches dans le fourneau en faïence avant de se remettre à table pour savourer tranquillement son dessert.
Son chat, un superbe matou aux longs poils roux, dormait près du foyer de chaleur. Il entrouvrit les yeux quand Louis apparut. Blasé, il ne réagit pas à cette présence surnaturelle. À la cure comme à l’église, c’était le défilé. Tous ces revenants qui tournaient autour du curé ne faisaient que le déranger alors que son maître était sourd et aveugle à leurs appels.
Certains de ces esprits gémissaient et pleuraient à n’en plus finir. D’autres, qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, parlaient, parlaient, sans jamais recevoir de réponse à leurs questions. Enfin il y avait ceux qui étaient en colère, comme ce barbu grincheux. Jamais auparavant, il n’y en avait eu d’aussi têtu. Cela faisait plusieurs semaines que celui-ci s’incrustait auprès de ce bon curé mais pas moyen de le faire disparaître : les revenants devaient trouver par-eux même ce qui les retenait sur terre.
Le chat bailla d’ennui puis se rendormit.
Assis sur le fourneau, Louis observait le curé qui se resservait une deuxième portion de double-crème. Pas un jour où il ne se gavait pas de douceurs. Tartines de cuchaule à la moutarde de Bénichon, cuquettes, bricelets, croquets, beignets ou pains d’anis, il n’y en avait jamais assez.
« Ce curé n’est bon qu’à se remplir la panse ! » songea Louis, agacé par le manque de clairvoyance du prêtre alors que le chat, lui, l’avait remarqué. Pourquoi donc les animaux étaient-ils conscient de sa présence alors que les humains étaient si obtus ? Il ne devait pourtant pas être le seul dans cette situation. Peut-être y avait-il un autre fantôme quelque part ? Peut-être au château ?
Soudain Louis s’évapora pour se retrouver devant le portail du château. Surpris, il ne comprit pas comment il avait réussi ce tour de passe-passe mais sa curiosité était piquée : il allait enfin pouvoir explorer l’antique citadelle, jusque-là inaccessible. Et peut-être qu’il y rencontrerait un autre esprit égaré qui pourrait lui expliquer ce qui lui arrivait et lui donner des conseils de fantôme afin d’échapper à son funeste sort.
L’armailli traversa la lourde porte et longea les remparts de pierres grises. Il visita la chapelle, la tour, le donjon puis arpenta les couloirs sombres et les grandes pièces vides. Au fur et à mesure de sa visite, il comprit que ce lieu ne changerait rien à sa situation. Le préfet, qui avait ses quartiers dans le château, et ses gens étaient tout aussi insensibles à ses appels que le curé Moret, André, Paul ou Martin. Et aucune trace d’un quelconque fantôme. Il était seul. Totalement, complètement seul !
De retour dans la cour du château, Louis ruminait sa colère.
« Personne ne se soucie des morts. Chacun vaque à ses occupations et n’a que faire de ce qu’ils deviennent.»
Sa fureur était à son comble. Il tempêta si fort que les battants du portail s’ouvrirent en grand et claquèrent violemment contre la muraille. Stupéfait, Louis se demanda si c’était bien lui qui avait réussi cet exploit. Comme aucun souffle de vent n’ébouriffait les feuilles d’automne, il en conclut que c’était bel et bien son œuvre.
Un sourire mauvais s’étira sous sa grosse barbe frisée.
À défaut d’obtenir ce qu’il voulait, plus personne ne l’ignorerait. On allait apprendre à craindre Louis, le fantôme de l’alpage, le spectre du château de Gruyère !
Son imagination n’avait de pas limites et ses victimes, impuissantes, subissaient ses tourments avec effroi. Il éteignait d’un souffle les flammes des lanternes, défaisait les coiffes des femmes, dérobait de menus objets, faisait craquer le bois des escaliers. Ce qu’il pratiquait le mieux : le claquement de portes et de fenêtres. Cependant, son souffre-douleur favori restait le curé Moret, celui qui n’avait pas su l’aider. Lui, l’intermédiaire entre Dieu et les vivants, n’était pas capable de l’entendre, même en prière dans son église.
Ce que préférait Louis, c’était gâcher les repas de ce gourmand invétéré. Faire disparaître ses couverts, renverser son verre de vin, rendre la soupe brûlante ou culbuter la salière dans la double crème. Rien n’était suffisant pour soulager sa rancœur.
Un soir, la meringue explosa devant le nez du curé totalement incrédule. Les premiers temps, le pauvre homme avait pensé jouer de malchance, puis il crut être victime de mauvais plaisantins.
«Une fois que j’aurai attrapé ces garnements, ils recevront une bonne correction.» répétait-il pour se convaincre qu’il ne perdait pas la tête.
Pourtant, au fil des semaines, il dût bien se rendre à l’évidence et admettre qu’il lui arrivait d’étranges misères. Et puis il y avait les rumeurs. Les villageois se plaignaient de subir toutes sortes de tracas inexplicables et avaient peur.
Ces diableries devaient cesser !
Joseph Moret allait régler ce problème et on n’en parlerait plus.
Investit par sa mission, il se mit à réciter des chapelets à n’en plus finir et à asperger d’eau bénite chaque recoin de son église. On le croisait dans les rues du village ou aux abords du château, armé de son encensoir et de son goupillon, arrosant et enfumant tous ceux qu’il rencontrait, même le chat, outragé d’être traité de la sorte.
Mais rien n’y fit ! Louis continua son harcèlement.
Le répit survint à la venue des beaux jours. Après avoir hanté Gruyères tout l’hiver, Louis repartit avec la poya et suivit le troupeau à l’alpage. Il se faisait une joie de retrouver sa montagne, les vaches et leurs sonnailles. Pourtant, le plaisir n’était plus le même. Il ne pouvait plus traire, ni brasser le lait, ni frotter les meules de fromage.
Louis tournait en rond. Pour tromper son ennui et passer sa frustration, il allait à l’étable bouéler après Martin qui n’était qu’un bon à rien. Cela ne faisait qu’énerver les bêtes qui donnaient des coups de sabots et renversaient le seau de traite.
Pour Louis, rien n’était bien fait. Le feu était trop chaud ou le lait était brassé trop fort, la saumure pas assez salée ou le décaillage trop grossier. Pour que tout le monde comprenne son insatisfaction, Louis frappait la chaudière qui résonnait d’un son sourd et lugubre. André et Paul faisaient comme si tout était normal mais n’en étaient pas moins effrayés.
Un jour qu’ils mangeaient devant le tsalè, Paul, n’y tenant plus, questionna André.
- Ces diableries qui nous arrivent, tu crois pas que c’est le Louis qu’est revenu pour se venger ?
André regarda autour de lui avec méfiance avant de répondre à voix basse.
- C’est bien possible, ces fâcheries lui ressemblent. Il avait tellement mauvais caractère que le Bon Dieu a pas voulu de lui.
- Ouê ! Et maintenant, il vient torturer les braves gens.
André hocha la tête d’un air entendu.
- La rumeur disait qu’un mauvais esprit rôdait dans le village.
- Ouê ! J’ai vu le curé courir partout avec son eau bénite. Je crois bien que ça a servi à rien.
- Et ben ce que je crois, moi, c’est que le Louis nous a suivis jusqu’ici. Il pense que nous sommes responsables de son accident
- Mais nous, on y est pour rien ! s’exclama Paul. Il faut qu’il arrête de nous faire des misères.
- Va donc lui faire comprendre ! Connaissant le Louis, il va pas changer d’idée. On n’a pas fini de subir ses diableries, c’est moi qui te l’dit !
Les deux armaillis secouèrent la tête de dépit.
En effet, ils n’avaient pas fini de subir les tourments de Louis qui, jour après jour, continua à les persécuter. Leurs seuls moments de tranquillité étaient lorsque Louis arpentait les alpages.
Il parcourait les pâtures en maudissant le ciel de ne même plus pouvoir fumer sa pipe quand il aperçut une génisse blessée. Une de ses pattes arrière s’était coincée dans un trou bordé de gros cailloux. La malheureuse se débattait en vain. Louis, pour qui seul comptait le bien-être du bétail, voulut immédiatement alerter les armaillis. Mais voilà, ces idiots ne l’entendaient pas. Par contre le chien, lui, le pouvait.
Louis le chercha, se demandant où se trouvait ce bon à rien. Il le retrouva en train de faire la sieste au soleil, allongé près de la fontaine. Le fantôme se mit à hurler après l’animal qui bondit sur ses pattes, les poils dressés sur son dos et la babine retroussée.
- Cesse de ronner et va donc faire ton travail ! cria-t-il en le chassant en direction de la génisse.
Louis le suivit jusqu’à ce que le bouvier repère la bête en difficulté et qu’il revienne avertir ses maîtres.
Cette fois au moins, l’armailli fantôme avait pu se rendre utile. Satisfait, il continua ainsi tout l’été, veillant sur ses vaches et asticotant le chien.
De retour au village, André, Paul et Martin confièrent leurs soucis et leurs soupçons au curé Moret.
Bien entendu ! Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Toutes ces misères avaient bel et bien commencé avec le décès de l’armailli. Dépité, le prêtre songea qu’il avait tout essayé pour le faire partir, et avait cru y parvenir. Et voilà que l’esprit irascible de Louis était de retour !
Comme rien de bien fâcheux n’était arrivé, ils allaient devoir s’en accommoder, mais pour rien au monde Joseph Moret n’admettrait son impuissance. C’est pourquoi on le vit, année après années dire des messes pour l’âme du défunt, bénir chaque maison et tous ses paroissiens afin de les protéger des méfaits de ce maudit armailli. Après plusieurs années d’efforts, la paix sembla revenir au village. Satisfait, le brave curé quitta cette terre convaincu d’avoir mené à bien cette pieuse bataille.
Mais au tsalè du Moléson, on savait que Louis était toujours présent.
Chaque été, il retournait à l’alpage alors que l’hiver venu, il restait au château. Il s’était lassé des villageois et comme de son vivant, préférait la solitude. Son seul bonheur, c’était la montagne.»
- Vois-tu ma petite farfalanna, dit grand-père en interrompant son récit. Louis a mis longtemps à comprendre que son comportement l’empêchait d’être heureux. Il aimait ses vaches et son tsalè. Il aimait monter à l’alpage, faire du fromage, participer à la désalpe. Ce qu’il ne savait pas faire, c’était partager, s’ouvrir aux autres. Et quand il est mort, il s’est retrouvé tout seul, comme il l’avait été durant toute sa vie. Quand il est devenu un fantôme, il a voulu communiquer avec les autres mais c’était trop tard. Et à cause de son attitude négative, personne ne le regrettait. C’est triste, n’est-ce pas ?
La petite Justine hocha la tête avec une moue désolée. Louis, l’armailli grincheux, lui faisait de la peine.
- Et toi grand-père, quand tu étais au tsalè, tu as remarqué quelque chose ? Il t’a aussi chicané ?
- Non, rien d’étrange ne s’est passé de tout l’été. Mon père et mon grand-oncle se sont inquiétés pour rien. Il semblerait que cette année-là fut celle où Louis s’est volatilisé. On raconte que c’est grâce à un chant qu’il a enfin trouvé la paix.
Justine était émerveillée. Un chant pouvait faire de tels miracles ? Elle voulait le connaître.
- Quel chant grand-père ?
Grand-père lui sourit, une lueur malicieuse brillant dans ses yeux. Il reprit le cours de son histoire.
« Une voix s’éleva, pure et claire. Les mots anciens résonnèrent dans la petite chapelle du château, racontant la vie à l’alpage. En entendant le chant, Louis sentit la mélancolie le gagner. Lui qui n’était que colère et amertume, il éprouva enfin de l’apaisement. C’était comme d’être à nouveau vivant. Ce chant qui touchait le cœur de tout fribourgeois, il l’avait entonné lui aussi et il ne put résister à joindre sa voix aux lyôba, ces cris que les armaillis lançaient pour appeler les vaches.
Toute sa vie, son cœur n’avait battu que pour cela et il ne l’avait montré à personne, n’avait jamais partagé sa joie. Il n’avait que rouspété, grondé, râlé. À présent il comprenait que son attitude avait fait du mal et l’avait isolé. Ému, il souhaita de toute son âme avoir une nouvelle chance de montrer que lui aussi était capable de bons sentiments, d’amour et de partage. Mais ses regrets n’y changeraient rien, il le savait. Pourtant, à ce moment-là, Louis sentit qu’il se fondait dans la mélodie et était emporté par les notes légères, loin de cette vie terrestre où il n’avait plus sa place. Le chant avait purifié son âme et l’avait libéré de sa prison d’amertume.
Depuis ce jour, on n’entendit plus parler des méfaits du fantôme de l’armailli. Le tsalè du Moléson retrouva son calme, uniquement dérangé par le son des cloches et le mugissement des vaches. »
- Voilà, ma petite farfalanna. L’histoire de Louis, l’armailli fantôme.
- C’est grâce à la musique qu’il a pu s’en aller, dit Justine avec émotion.
- En effet ! Ce chant a révélé ce qu’il y avait de meilleur en lui et, depuis, il a cessé de hanter Gruyères et le tsalè du Moléson. Tout cela pour te dire qu’il vaut mieux montrer notre amour et être bienveillant car après il est trop tard pour les regrets. La vie est belle et bien trop courte pour la gâcher.
Joignant le geste à la parole, le grand-père serra dans ses bras sa petite fille chérie qui lui rendit son câlin au centuple et conclut cette effusion par un tendre baiser mouillé.
Anne, le 04.03.2020
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