Jardin secret
- anne
- 30 août 2023
- 5 min de lecture
Je n’étais pas heureuse ! Une mère toujours absente, un père inconnu. Pourtant je n’étais pas seule, loin de là. Issue d’une famille aux origines remontant à des temps immémoriaux, ma fratrie était nombreuse : des sœurs ambitieuses, des frères qui m’ignoraient, des cousines besogneuses. De noble naissance, je n’ai manqué de rien. Des nourrices se sont occupées de moi tout au long de mon enfance. J’ai été choyée, recevant les meilleurs soins, la meilleure nourriture. J’avais ma propre chambre, cependant je ne pouvais pas faire ce que je voulais. Ma destinée était toute tracée : perpétuer la lignée, m’occuper de l’affaire familiale. Notre maisonnée y était toute entière dévouée : production exclusive de qualité, fins nectars et gelées raffinées. Nos élixirs étaient recherchés.
Mais à quel prix ! Travailler du matin au soir, manger, dormir. S’épuiser à la tâche alors que les conditions se dégradaient. Outre les pénuries de matières premières, un environnement toujours plus stérile et des rendements en baisse, un mal mystérieux nous frappait : beaucoup tombaient malades, plus encore mourraient. Les effectifs diminuaient alors que la pression augmentait. Produire plus, toujours plus ! Même les branches plus éloignées de notre parentèle, dispersées aux quatre coins du monde, subissaient de plein fouet cette crise sans précédent. L’exploitation familiale se portait mal, la déchéance guettait !
Comment cela avait-il été possible ? Croissance et prospérité nous avaient permis des associations bénéfiques. Des collaborations fructueuses qui ont tourné court. Nos partenaires sont devenus avides de profits et se sont mis à abuser des miens sans égards ni vergogne. D’artisanale, l’entreprise est devenue industrielle. De coopérative, la société est devenue compétitive. Des cadences infernales, des rotations d’équipes intenables, des déménagements incessants des sites de production, qui ne permettaient plus de récupérer. En raison des quotas en hausse, la surexploitation vidait les réserves et les restrictions sont survenues. À cause du manque de ressources, la nourriture était devenue de mauvaise qualité et ne suffisait pas à maintenir la main d’œuvre en bonne santé. Les plus faibles périssaient, comme dans les heures les plus sombres de notre histoire. En sous-effectif, l’entreprise peinait à maintenir le niveau d’activité et une partie des installations fut fermée. Une terrible spirale était à l’œuvre, mettant en péril mon héritage.
Toutes ces responsabilités étaient trop lourdes pour mes épaules. Je me refusais à vivre une existence de sacrifices en regardant mes proches se précipiter à leur perte. Mon désir d’émancipation fut le plus fort, je décidais de me libérer de ces contraintes.
Moi qui n’avais vu que les murs de ma chambre, j’avais soif de découvertes. Pour échapper à tout contrôle, je m’aventurais loin du domaine maternel, dans une grande ville anonyme aux lumières attirantes. Mais celles-ci cachaient une vérité cruelle. Des rues sans âmes, sans arbres. Des maisons en béton, à l’abandon. Des légions d’individus courant après je ne sais quoi. Le choc fut brutal. J’ai arpenté les artères grises de la cité avec amertume. Moi qui pensais trouver la liberté, je reconnaissais le même joug, la même servitude aveugle.
Au détour d’un parc, îlot de verdure au milieu de ce tumulte incessant, je rencontrais une cousine. Ravie de cet heureux hasard, je ne remarquais pas immédiatement son expression maussade, sa mine fatiguée. J’engageais la conversation. Peu bavarde, elle consentit à répondre à mes questions et m’apprit qu’elle exerçait en tant qu’indépendante, ses maigres ressources suffisant à peine à nourrir ses enfants. Sans plus s’intéresser à moi, elle repartit d’un air affairé.
Je commençais à regretter mon foyer, si paisible au regard de cette fourmilière géante, sillonnée par une multitude de véhicules bruyants et agressifs. Elle ne laissait aucun répit à ses habitants. Tels des fantômes, ils s’agitaient en tous sens, se démenaient pour un maigre salaire, avides de possessions. Une vie réduite à travailler, manger, dormir. Tout ce que j’avais fui, en pire !
Mais j’étais bien décidée à mener une existence sans rendre de compte à personne. Débrouillardise et persévérance me permirent de survivre dans cette jungle urbaine. Pour qui savait chercher, il y avait le gîte et le couvert. Le bouche à oreille faisait le reste. Je fis la connaissance de partenaires de tous bord : du bellâtre, sûr de son charme irrésistible, au doux amoureux, épris de tendresse. Aucun ne réussit à me faire tourner la tête ou à prendre mon cœur. Je fuyais toute forme d’entrave.
Cette errance minait chaque jour davantage ma motivation. A quoi bon rester là où mes rêves se retrouvaient en cage ? Retourner chez moi ? Surtout pas ! Résolue à me détourner d’un devoir sans rime ni raison, je décidai de partir à nouveau, d’explorer des horizons inconnus. Le monde ne se résumait pas à cet endroit sinistre.
Mes sœurs m’auraient traitée de folle, ma mère d’inconsciente… si elles s’étaient souciées de moi. Alors pourquoi me préoccuper de ce qu’elles auraient pensé ? Malgré ma volonté d’indépendance, je me sentais seule.
Je tournais le dos à la ville et me dirigeais vers les montagnes dont les sommets commençaient à blanchir. La civilisation m’avait prouvé sa superficialité et sa voracité. Je voulais autre chose. Je traversais des champs monotones, désertés, aseptisés, intoxiqués. Le temps pluvieux m’accompagna, lavant mes doutes. Je laissais derrière moi cupidité, stress et tristesse.
A l’approche des contreforts, les paysages changeaient, devenaient plus sauvages. Un rayon de soleil perça la masse nuageuse, dévoilant un vallon coincé entre de hautes falaises et un ruisseau sinueux. A l’abri des vents, de petits bosquets alternaient avec de modestes prairies et quelques parcelles cultivées. Je m’avançais dans ce lieu préservé, loin de toute agitation. Je finis par apercevoir un homme, seul, au comportement curieux. De la main, il frôlait les herbes hautes, caressait ses plantations. L’homme aux cheveux blancs avançait d’un pas tranquille vers une petite bâtisse de pierre flanquée d’une étable en bois. Toute une ménagerie à poils et à plumes flânait librement aux alentours. Je n’en croyais pas mes yeux ! Ici, point de cacophonie, juste des bêlements, des caquètements. Aucune trace d’égouts vomissant leurs détritus, ni de gaz nauséabonds, et encore moins de gens malheureux. Pas davantage d’élevages intensifs, de cultures contaminées, ni d’usines insalubres.
Un tel lieu pouvait-il exister ? Je me disais que tout ceci était trop beau pour être vrai, alors j’entrepris d’explorer la vallée, d’observer les activités du vieil homme. Les jours qui suivirent furent pour moi une révélation. Le verbe rare, le geste calme, il vaquait à ses occupations avec sérénité. Chaque mouvement était réfléchi, toute son attention concentrée sur sa tâche. Son attitude était empreinte de respect, de bienveillance. Plus de pression, ni de rendement. Au contraire, tout ici était harmonie et abondance.
Je croisais les habitants de ce havre inespéré. Tous me révélèrent leur bonheur d’avoir trouvé enfin cette paix tant recherchée qui était devenue une rareté. Tous m’expliquèrent que le vieil homme était le gardien de cette oasis suspendue hors du temps, son protecteur. Dépositaire de savoirs anciens, il n'a jamais cédé aux sirènes de la modernité, n'en retenant que le meilleur… mais si peu. Il accueillait tous ceux qui lui demandaient asile et qui, comme lui, refusaient de vivre sans conscience. Il leur donnait une chance, celle de s’épanouir avec l’espoir d’un futur protégé. Ici cohabitaient des rescapés, des survivants, auprès desquels je décidais de m’installer.
Dans ce jardin secret, j’ai trouvé ce qui avait été perdu : du sens à mon existence, une quiétude jusque-là inconnue. Dans ce jardin de liberté, sans poison ni prison, point d’obligations, uniquement des choix. J’y ai rencontré l’amour. J’y ai créé mon foyer, fondé ma ruche. Avec ma cire, j’ai bâti les alvéoles où j'ai pondu mes œufs, j’ai nourri mon couvain avec du miel mordoré et vu grandir mes filles, butineuses assidues. Ainsi, malgré tout ce que j’avais pu imaginer, j’ai endossé avec confiance et accompli avec joie, mon rôle de mère, mon rôle de reine !
Anne, le 13.05.2021
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